La société de provocation
- Par vogot
- Le 02/12/2010
- 0 commentaire
En classant de vieux dossiers, je retrouve cet article du célèbre romancier Romain Gary – aujourd’hui défunt – paru à la fin des années 1970 dans le non moins célèbre – et également défunt - quotidien France-soir qui m’avait paru tellement prémonitoire que je l’avais découpé et conservé dans mes archives. Plus de trente années après, il s’est déjà vérifié en grande partie et reste toujours d’une brûlante actualité, raison pour laquelle je vous en adresse ce mois-ci ces quelques extraits essentiels pour que vous les méditiez.
« J’appelle "société de provocation" toute société d’abondance, comme la nôtre, qui se livre de mille façons à l’exhibitionnisme de ses richesses, stimule sans relâche le désir d’acquérir par une surenchère audio-visuelle ininterrompue, en même temps qu’elle se révèle incapable de donner à beaucoup de ceux qu’elle provoque ainsi les moyens de satisfaire les besoins toujours nouveaux qu’elle ne cesse de créer et d’entretenir.
La pression et le conditionnement font passer le luxe pour l’indispensable, le superflu pour naturel, cependant que se met à régner une obsession du "standing" dont la conséquence la plus directe est un sentiment d’infériorité et d’injustice, de frustration et d’impuissance chez tous ceux qui sont à la fois sollicités et rejetés, qui sont continuellement invités, incités et toujours exclus. La publicité et l’étalage deviennent ainsi une sommation au progrès. Mais une société qui se livre à ce genre de provocation se condamne ou bien à donner à tous les moyens de vivre selon les critères de ce progrès, ou bien à exploser.
Il suffit pour s’en convaincre de jeter un coup d’œil sur les statistiques des crimes. Le nombre d’agressions et de vols à la Jean Valjean, c’est-à-dire dus à la faim, au chômage et au dénuement, va en diminuant d’une manière remarquable. La comparaison avec les statistiques d’il y a quarante ans est frappante. Aujourd’hui, le crime est devenu une conquête du superflu considéré comme indispensable. Il devient de plus en plus une réaction psychologique, et de moins en moins une conséquence de la misère. Le crime apparaît ainsi comme une révolte, une réponse au défi d’une société de luxe.
Cette provocation s’exerce à l’échelle mondiale. Les États-Unis agissent sur le Tiers Monde comme seule la vue d’un supermarché regorgeant de richesses peut agir sur ceux qui ont faim et sur ceux qui sont nus. La population des pays sous-développés manque de tout, sauf d’informations, grâce au transistor et à la propagande. Et elle se sent littéralement agressée par la visibilité omniprésente de notre opulence. A ma connaissance, aucune étude n’a été consacrée à cette question pourtant essentielle : quels sont les troubles provoqués dans les psychismes par l’incessante incitation à l’achat et à la possession, avec son art de persuasion insidieux ? Quelles sont les réactions de ceux qui sont continuellement exposés à cette provocation, avec ce sentiment d’infériorité, d’échec, de médiocrité de vie et de non-pouvoir qu’elle engendre ? Ma conviction est acquise : l’individu ainsi agressé, surtout s’il est très jeune, répond par la violence.
Il serait vain d’imaginer qu’il suffirait d’ajuster nos possibilités économiques au prix de ces appâts pour que l’Occident se mette à vivre dans la quiétude. Si notre société de luxe apparaît comme une provocation aux 80% de la population du globe, inversement, toutes les ressources d’une information quasi instantanée nous exposent à l’image d’une terre faite de misère et de souffrance et qui constitue à son tour une agression permanente contre notre sensibilité et notre intelligence… »
« Car la plus grande révolution du siècle, née de la technologie, c’est la visibilité. Le monde est devenu visible jusqu’à nous crever les yeux – ou le cœur. Il y a trente ans encore, la richesse et la misère pouvaient ne pas se connaître. La coexistence dans l’ignorance ou le mensonge était possible. Les autruches pouvaient être heureuses. Mais la visibilité totale et instantanée de toutes les situations humaines est aujourd’hui telle qu’elle aboutit à une double provocation : celle que l’opulence constitue pour la misère, et celle que la misère est pour l’intelligence et la sensibilité. C’est ainsi que la survie du genre de vie que nous sommes en train de nous donner dépend de ceux qui n’ont presque pas de vie du tout.
Si les grandes puissances refusent de comprendre que leur avenir ne dépend ni de leur prospérité ni de leurs armements, mais de l’impuissance, du désespoir et de la misère du Tiers Monde, ce n’est pas seulement le Tiers Monde qu’ils verront se dresser de plus en plus contre eux, ce seront leurs propres enfants. »
Oui, quand prendrons-nous véritablement conscience du « mal » qui mine notre société occidentale pour le traiter à la « racine » ? Il ne s’agit pas d’une maladie imaginaire et le seul petit traitement symptomatique « Saignare, purgare » des médecins de Molière utilisé ponctuellement par nos responsables politiques depuis des années ne suffira certainement pas à la sauver. Puisse que nos "Diaforus" de l’économie commencent à comprendre qu’eux-mêmes ne survivront pas à son trépas et qu’ils "prescrivent" enfin les thérapeutiques curatives adaptées pleinement efficaces.
Ajouter un commentaire