Peut-on faire confiance aux médecines douces ?
Par Olivier Vincent, publié le 20 juillet 2000 dans l’Express
Homéopathie, réflexologie, hypnose... De plus en plus, les Français ont recours aux thérapies parallèles. Elles font même une entrée discrète à l'hôpital. Preuve qu'elles peuvent être efficaces. Si elles sont prescrites à bon escient et pratiquées par des spécialistes
Ils ont gagné la bataille.
Pas la bataille scientifique, mais celle, subtile, symbolique, des mots. Les médecins peuvent toujours parler de traitements «alternatifs», «parallèles» ou «complémentaires». Les Français ont tranché: eux disent «médecines douces». En ce sens, ostéopathes, acupuncteurs, auriculothérapeutes et autres ont réussi. Tout comme les partisans de l'enseignement privé parlaient d' «école libre», ils ont imposé les termes qui leur convenaient. Ils pratiquent donc une «médecine douce»: médecine, comme si cela allait de soi et n'avait pas à être démontré. Douce. Donc naturelle, pure en quelque sorte. Comme si, en face, la blouse blanche et le stéthoscope étaient devenus dangereux...
Ils sont en tout cas nombreux, les Français qui essaient ces autres formes de «médecine». Selon une étude du Credes (Centre de recherche, d'étude et de documentation en économie de la santé) publiée en 1999, près de 5% d'entre eux - soit 2 millions de personnes - s'adressent chaque année à des guérisseurs, rebouteux, chiropracteurs... La Cnam (Caisse nationale d'assurance-maladie), elle, enregistre plus de 7 millions d'actes d'acupuncture par an et près de 4,5 millions d'ordonnances homéopathiques. Au total, à en croire une enquête réalisée en 1995 par la Cofremca, plus de 1 Français sur 2 a expérimenté les médecines parallèles: 42% en homéopathie, 26% en acupuncture et 14% en ostéopathie. Toutes les semaines? Une seule fois, «pour voir»? «En fait, on n'en sait rien», avoue Philippe Le Fur, du Credes.
En réalité, l'explosion des techniques parallèles annoncée par ses promoteurs n'a pas eu lieu. On compte depuis longtemps une large majorité de Français qui font confiance à la médecine classique, et un noyau de 20 à 30% de gens qui s'en défient traditionnellement. Ce qui est nouveau, en revanche, c'est qu'elles entrent dans un milieu qui, jusque-là, les dédaignait royalement - l'hôpital. Voilà la vraie révolution de ces dernières années: l'évaluation sérieuse, la validation - ou non - de ces méthodes. La prise en compte, dans un monde rationnel, scientiste à l'extrême, du point de vue du malade. Car ce dernier se fiche, au fond, de savoir si l'oreille est bien l'image inversée du foetus, comme le prétendent certains auriculothérapeutes... Ce qu'il veut, c'est être soulagé.
Ainsi Marie, traitée pour un cancer en 1998 à l'IGR (institut Gustave-Roussy), à Villejuif, dans le Val-de-Marne: la chimiothérapie a été efficace, mais, depuis l'ablation d'un sein, elle éprouve de façon constante une sensation de brûlure au niveau de l'omoplate, «sur une zone large comme la main». Les traitements prescrits (anticonvulsivants, antidépresseurs) se révèlent insuffisants. «Lorsqu'on se retrouve ainsi en échec thérapeutique, pourquoi ne pas proposer autre chose?» interroge le Dr Sabine Brulé, qui pratique l'auriculothérapie à l'IGR.
L'auriculothérapie, procédé dérivé de l'acupuncture consistant à appliquer dans l'oreille, à des endroits précis, des implants qui tomberont spontanément au bout de trois semaines, a été expérimentée pour la première fois à l'IGR en 1982. «De façon empirique, presque à l'aveuglette», se souvient Sabine Brulé, avec un patient souffrant d'un «membre fantôme» (sensation de douleur d'un bras pourtant amputé). Surprise: après implantation de deux petites aiguilles dans l'oreille, activées en continu par un faible courant électrique, ce malade éprouve un «fourmillement de bien- être» dans son bras disparu. Il dit sentir sa main se déplier progressivement, la sensation de froid intense disparaître peu à peu.
La méthode se révélant efficace, les médecins décident de l'expérimenter dans un cadre plus large, celui des douleurs d'origine inflammatoire ou nerveuse, résistant aux opiacés. «Attention! on ne prétend pas traiter le cancer lui-même. Ce serait une infamie médicale», prévient le Dr David Alimi, neurophysiologiste à l'IGR. Mais, pour s'assurer de l'efficacité thérapeutique de cette démarche, il a lancé une étude en double aveugle (ni les médecins ni les malades ne savent ce qui se fait) sur 90 patients répartis en trois groupes. Le premier reçoit des implants sur des points précis, avec vérification par un auriculogramme - destiné à mesurer l'influx nerveux qui passe en ce point. Le deuxième est traité dans des zones à potentiel nul. Le troisième doit se contenter de billes en plastique fixées et non implantées dans l'oreille. «C'est la première étude de ce type lancée au monde, et nous aurons les résultats vers la fin de l'année», s'enthousiasme David Alimi.
Même effort d'approche scientifique en ce qui concerne la réflexologie, cette technique de massage des pieds très en vogue actuellement.
Alain, 52 ans, coureur de fond et marathonien, y a eu recours parce qu'il s'est senti un jour «vidé». «Je dormais mal. Je n'avais plus envie de courir, plus envie de faire d'efforts.» Fatigue, surcharge d'entraînement, le Dr Jean-Pierre Fouillot, praticien hospitalier à Cochin (Paris) et médecin du sport, connaît bien ces symptômes. Sans chercher à valider à tout prix la méthode, il a néanmoins constaté, «sur certains paramètres du rythme cardiaque», l'impact d'un massage plantaire effectué par un réflexologue compétent comme Jacques Taulelle. «Attention, précise-t-il toutefois. Je n'ai jamais dit que cela produisait un effet direct et systématique sur tel ou tel organe. Ni même que cet effet perdure dans le temps. Simplement, je constate qu'il se passe quelque chose.»
La France reste très en retard
C'est exactement cette approche, pragmatique, qui a conduit le Pr Alain Boissonnas, du service de médecine interne à l'hôpital Cochin, à proposer la réflexologie à certains de ses patients - en l'occurrence, des toxicomanes en cure de sevrage. «Bien sûr, au début, on a été étiquetés ?folklo?. Et pourtant, en situation de crise, ça les calme parfois aussi efficacement qu'un médicament», constate-t-il. De fait, quand Alexandra entre dans sa chambre pour effectuer un massage, un large sourire ouvre le visage de Pierre, malgré les effets du manque. «Tu sais, ton truc, là, ça me fait vraiment du bien. Peut-être que, si je t'avais connue avant, j'aurais fait moins de conneries», assure-t-il, après vingt-cinq ans de toxicomanies multiples.
Ce qu'attend maintenant Alain Boissonnas, comme nombre de ses collègues, c'est que l'on démontre que c'est «utile, reproductible et donc crédible sur un plan scientifique». Ce qu'il dit moins, c'est l'extrême difficulté pour y parvenir. Les protocoles thérapeutiques sont délicats à mettre en place. L'évaluation du bénéfice thérapeutique également - d'autant que, dès qu'il s'agit de douleur, on est souvent dans le domaine du subjectif. Quant au personnel, il manque cruellement - un kiné chez Boissonnas, c'est un kiné de moins pour soulager le lumbago d'un cardiaque...
Mais, quelles que soient les avancées en la matière, la France reste très en retard par rapport à ses voisins européens. Une directive européenne de 1997, qui demande la reconnaissance d'un statut particulier pour les «médecines non conventionnelles», attend ainsi toujours son application en droit français. Conséquence: l'ostéopathie est actuellement utilisée à la fois par des spécialistes auto-proclamés, des kinésithérapeutes et des médecins, spécialistes ou généralistes. «Dans certaines indications, cette technique a une réelle efficacité thérapeutique», admet sans ambages le Dr Jean-Yves Maigne, chef du service de rééducation fonctionnelle à l'Hôtel-Dieu (Paris). Encore faut-il que le diagnostic soit correctement posé. Si l'origine est inflammatoire, ce qui est le cas d'une lombalgie sur trois, toute manipulation est inutile. Voire dangereuse. Comment, dans ces conditions, limiter les risques? Pour le Dr Daniel Grunwald, secrétaire de l'ordre national des médecins et auteur d'un rapport sur le sujet en 1997, c'est simple: l'ostéopathie doit demeurer un «geste thérapeutique réservé à des praticiens compétents».
Sans doute. Sauf que la compétence ne s'acquiert pas nécessairement durant les études médicales. Sauf, surtout, que «toute l'éducation d'un rhumatologue, c'est de ne pas toucher le malade», reconnaît Jean-Yves Maigne. Or, quand il s'agit de douleur, le toucher et les manipulations douces sont au moins aussi utiles qu'une série d'examens... Raison de plus pour former correctement les ostéopathes, rétorque à juste titre le Pr Christian Vallée, chef du service de radiologie à l'hôpital Raymond-Poincaré, à Garches (Hauts-de-Seine). Ce dernier a donc mis en place en 1998 un diplôme inter universitaire, ouvert aux non-médecins, à la condition qu'ils soient inscrits dans le registre national des ostéopathes. «J'ai subi des pressions de certains de mes collègues», reconnaît-il.
«Mieux vaut étudier les faits»
Hors de l'Hexagone, on n'a pas ces réticences. Y compris pour des techniques marginales. En Belgique, par exemple, l'hypnose est utilisée en milieu hospitalier. Des anesthésistes comme le Dr Jean Joris, du CHU de Liège, y ont recours pour des liftings, la pose de prothèses mammaires et même des ablations de thyroïde. Une étude, qu'il a réalisée avec le Dr Faymonville et publiée dans la revue internationale Pain (douleur) en mai dernier, montre que cette pratique permet de réduire de moitié, durant l'intervention comme en postopératoire, les doses d'analgésiques utilisées. D'ailleurs, seuls 10% des patients refusent cette possibilité. «Nous ne sommes pas des charlatans, prévient Jean Joris. Cela exige un travail d'équipe, en concertation avec le chirurgien. Au moindre problème, nous pouvons nous rabattre sur une anesthésie générale.»
En France, si l'hypnose commence à être reconnue, elle l'est dans des indications nettement plus limitées. Dans le service du Pr Marcel Chauvin à Ambroise-Paré, à Boulogne (Hauts-de-Seine), elle est employée dans le traitement de la douleur comme une technique parmi d'autres. Inutile? Farfelu? «Mieux vaut étudier les faits plutôt que de défendre par principe sa corporation», répond le Pr Chauvin. D'autant que l'hypnose reste médicalisée. Le patient vient dans un but thérapeutique, pour un problème précis. Il consulte un médecin - pas un gourou. Il attend qu'on le soulage, pas qu'on donne un sens à sa vie. En d'autres termes, on est dans le concret, pas dans la «patamédecine», comme dit joliment Jean-Marie Abgrall, auteur des Charlatans de la santé (Payot), en référence à la pataphysique chère à Alfred Jarry.
Le mystère de l'effet placebo
Mais si c'était cela, justement, la véritable raison du succès de ces médecines douces? Dans l'écart entre ce que les patients demandent et ce que le corps médical peut effectivement apporter à travers un raisonnement scientifique. Avec une certaine lucidité, Alain Boissonnas reconnaît que «la médecine classique est incapable de répondre à la demande de la plupart des gens qui souffrent mais qui ne sont pas à proprement parler malades». Ces gens-là attendent effectivement beaucoup des praticiens. Trop, peut-être. D'où la nécessité de définir précisément la place que les pratiques parallèles doivent occuper dans l'arsenal thérapeutique: s'agit-il d'une technique «en plus» ou d'une méthode «en soi»? Car les limites imposées par le fonctionnement même de l'hôpital sont autrement plus délicates à cerner dès qu'on sort de ce cadre précis. La lutte contre la douleur, l'amélioration des performances sportives, l'aide au sevrage de toxicomanes sont autant de domaines où les médecines parallèles peuvent être efficaces - dès lors que les indications sont bien posées. Mais au-delà? «Je peux stimuler votre production d'hormone de croissance», affirme, sans rire, un réflexologue. «Si je vous masse le crâne d'une certaine façon, vous allez sécréter de la mélatonine», garantit un autre. Et pourquoi ne pas traiter l'anorexie, le diabète, voire la stérilité? Après tout, si les patients le croient...
C'est bien là le problème: nombre de patients sont effectivement tout disposés à entendre ce type de discours, qui récuse la médecine actuelle - à leurs yeux trop technique, froide et rationaliste. Il n'y a rien - ou presque - dans une pilule d'homéopathie? Tant mieux! Ça ne peut donc pas faire de mal. L'essentiel, en l'occurrence, c'est que ce comprimé soit fabriqué exprès pour ce malade et pas pour un autre, puisque le maître mot de l'homéopathie est «individualisation».
Attention, cependant: il n'est pas question de nier l'efficacité de l'homéopathie. Absence de principe actif ne signifie nullement absence de résultat. C'est le mystère de l'effet placebo - une molécule absolument neutre mais qui, correctement administrée, donne des résultats positifs. Ainsi, des médecins vénézuéliens ont traité des enfants asthmatiques avec un broncho-dilatateur associé à de la vanille. Quelques semaines plus tard, ils ont - sans rien dire - enlevé le médicament, ne laissant que la vanille. Résultat: dans un cas sur trois l'effet était le même. Plus fort encore, bien que peu déontologique, des chirurgiens texans ont opéré des patients souffrant d'arthrose du genou. Mais, dans quelques cas, ils se contentèrent d'ouvrir, de faire deux entailles et de refermer la plaie sans toucher l'articulation. Deux ans plus tard, il n'y avait aucune différence statistique entre le «vrai» groupe opéré et l'autre...
Dans ces conditions, mieux vaut parfois un traitement homéopathique qu'une médecine traditionnelle mal pratiquée, admet le Pr Marcel-Francis Kahn, consultant dans le service de rhumatologie à l'hôpital Bichat (Paris), pourtant grand pourfendeur de ces patamédecines. Pour une rhino-pharyngite chez un bébé de 8 mois accompagnée de fièvre, nombre de médecins vont classiquement prescrire des antibiotiques. Or, l'immunité des muqueuses se développe lorsque l'organisme est en contact avec des agents pathogènes. «En évitant la prise de médicaments, on renforce les défenses du bébé. Encore mieux: cela rassurera la mère...», conclut le Pr Kahn.
Si donc, parfois, ne rien faire donne de bons résultats, comment quelques manipulations plus ou moins ritualisées, accompagnées de conseils de bon sens, n'auraient-elles pas d'effet? Comment ne pas céder à la tentation de voir dans ces pratiques un remède universel? C'est précisément là que réside le danger: lorsque ces techniques ne sont pas employées comme telles, mais qu'elles deviennent la solution à tout, dans une approche «holistique» de la maladie. L'holisme? C'est cette idée philosophico-ésotérique, très en vogue durant l'entre-deux-guerres, qui entend traiter le patient dans sa globalité. Revivifiée avec le succès du New Age, elle intègre l'homme dans un système plus général, celui du cosmos, où il aurait trouvé sa juste place entre l'infiniment grand et l'infiniment petit.
Acteur de son propre rétablissement
Cette troisième voie, entre guérison divine et procédé scientifique, relève de la pensée magique primitive», remarque très justement Jean-Marie Abgrall. Certes, le chaman - en l'occurrence le praticien - est alors tout-puissant devant son patient. Certes aussi, le malade est avant tout la victime désignée du système social qui l'étouffe. Mais, et c'est là toute l'astuce du raisonnement, il est aussi l'acteur de son propre rétablissement. Le patient demeure en effet, quelles que soient les circonstances, responsable de ses actes. La notion de volonté ainsi magnifiée, il peut alors, par son comportement et avec l'aide de son thérapeute, se prendre en charge.
«Quand je vais voir mon homéopathe, il me prend une demi-heure. Il pose des questions personnelles. Il ne se contente pas d'un examen à la va-vite. Bref, il s'intéresse à moi, pas seulement à mes symptômes. Et moi, du coup, j'ai envie de guérir», avoue Lucie, qui ajoute néanmoins: «Lorsque j'ai quelque chose de grave, je vais à l'hôpital.» Comme si, d'un côté, il y avait la médecine officielle, efficace mais stéréotypée, anonyme, et, de l'autre, une démarche personnalisée, qui s'adapte, de façon plus ou moins ésotérique, à la demande du patient. C'est exactement ce qui hérisse Jean-Marie Abgrall: «Bien sûr que les gens n'aiment pas en général qu'on leur dise qu'ils sont malades. Bien sûr qu'ils préfèrent qu'on les rassure, qu'on leur explique que c'est la faute de la société. Et alors? Faut-il entrer dans cette logique truquée, dans cette arnaque permanente?» Et il insiste: «On sort de la logique médicale. Il ne s'agit plus de dire la vérité, mais de faire plaisir. Moi, je m'y refuse.»
Sur le plan théorique, Jean-Marie Abgrall a sans doute raison. Mais en pratique? Peut-il ignorer que la salle d'attente, la blouse blanche, le tensiomètre sont autant d'éléments qui ritualisent toute consultation? Que cette ritualisation est, en soi, une partie du processus thérapeutique? Aurait-il oublié que la médecine ne sera jamais une science exacte - tout au plus «un art», ce qui n'est déjà pas si mal? Pourquoi ne pas reconnaître cette petite part d'irrationnel qui émane de la quasi-totalité des patients? Pourquoi, dans certains cas, ne pas répondre à ce désir, dès lors qu'on en connaît les limites et que cela n'empêche pas une prise en charge adéquate? Une telle demande ne se traite évidemment pas à coups d'examens complémentaires, de «revenez me voir dans un mois» après dix minutes d'entretien ponctué de termes barbares. Non, elle exige au contraire de la compréhension, une qualité d'écoute et un peu d'humanité. Nombre de médecins en sont sans doute pourvus. D'autres pas. C'est là que les médecines douces occupent le terrain. Au fond, elles sont un aiguillon pour tout praticien qui oublierait que la médecine est d'abord une écoute.
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